lundi 2 juin 2008
L'amant, de Marguerite Duras
Je voudrais manger les seins d’Hélène Lagonelle comme lui mange les seins de moi dans la chambre de la ville chinoise où je vais chaque soir approfondir la connaissance de Dieu. Etre dévorée de ces seins fleur de farine que sont les siens.
PAULO
Dans les profondeurs d'une Indochine encore coloniale, Marguerite Duras conte l'histoire d'un renoncement. Au sein d'une famille perdue, d'un environnement qui lui impose sa différence, une jeune fille de quinze ans va tenter de tracer son chemin, à cheval entre son désir d'émancipation et les obsessions de sa mère.
Lorsqu'elle rencontre un riche chinois, pendant une traversée du Mékong, l'adolescente prend immédiatement conscience de son empire, du désir qu'elle suscite chez l'homme. Habillée sans pudeur, elle accepte l'invitation que lui fait l'homme, croyant obéir ainsi aux directives de sa mère. C'est le point de départ d'une relation cachée qui va durer plus d'un an, donner un enfant mort-né, faire tomber l'opprobre générale sur la famille... et rapprocher éphémèrement mais éternellement mère et fille.
Marguerite Duras nous amène sur le chemin que va parcourir la jeune fille, cette initiation à la vie où, sous couvert d'une stricte obéissance à la parole maternelle, vont être bravés nombre d'interdits. Cette relation, lorsqu'elle sera mise à jour par la gestation de l'enfant, mettra fin à tout espoir de mariage pour l'adolescente en Indochine, sa réputation étant durablement entachée. Cela provoque la furie de sa mère, désespérée par cette nouvelle trahison (elle la voulait agrégée de mathématique, la fille préfère les lettres), qui la bat sous le regard sadique du frère aîné et les complaintes du petit frère apeuré. La fille jure qu'elle n'agit que pour l'argent, mais trahit ses sentiments par cette même phrase.
Ces sentiments, il semblerait que l'adolescente les refuse, ou tout du moins qu'elle n'en prenne conscience que très tard dans le roman. Plusieurs fois au long du roman, son amant est décrit comme « Le chinois de Cholen », dans une tentative de mise à distance extrêmement violente. Cette relativisation de ses sentiments, de son engagement personnel dans l'histoire, se retrouve aussi dans les descriptions: l'importance donnée aux objets, utilisés comme moyens de dépersonnaliser le récit, est quasiment obsessionnelle. De l'importance donnée au chapeau tout au long du roman jusqu'à la scène des adieux, où Marguerite Duras ne voit plus son amant, mais sa limousine noire dans laquelle il se cachait tous les soirs, l'auteur semble vouloir désincarner cette relation, la réduire à tout ses éléments superficiels qui n'en faisaient que le contour. Plus précisément, il semblerait que ces mécanismes se mettent systématiquement en place lorsque les raisons familiales commencent à s'immiscer dans son histoire d'amour, lorsqu'elle doit choisir entre sa volonté et celle de sa famille: le choix se portant systématiquement vers l'intérêt familial, Duras utilise ces artifices pour cacher, ou suggérer, la honte ressentie. Au contraire, lors des scènes d'union entre les deux personnages principaux, l'on assiste à un retour aux corps purs dénués de tout accessoires. Ainsi pouvons nous interpréter la douche systématique que fait prendre l'amant à la jeune fille comme une volonté de la débarrasser de toute autre possession, toute autre influence que la sienne. Le décor lui-même est réduit à sa plus simple expression- un lit, une fine persienne les séparant de la rue, alors qu'il est généralement très chargé dans le reste du roman (la nature luxuriante, les références constantes au mobilier familial, les restaurants chinois remplis de monde): c'est un retour aux cinq sens, tous intensément exigés lors de ces scènes, à la pureté tant physique que morale, dans un environnement neutralisé: la jeune fille se libère de toutes ses obligations, de tous ses calculs, et se laisse aller, pleurant chaudement, jouissant sans entraves.
L'expérience avec l'amant n'est pas seulement déterminante en ce qu'elle apporte directement à la jeune fille, mais aussi pour la relation avec sa mère. Si, comme nous l'avons vu, la mère réagit tout d'abord de manière extrêmement violente, c'est qu'elle a connu une histoire semblable qui a détruit sa réputation et son couple, menant son amant au suicide. Sa ruine et sa solitude proviennent de cet amour extra-conjugal, et elle cherche donc à ce que sa fille ne reproduise d'aucune manière ce schéma et se range le plus vite possible, avec un bon parti si possible. En la voyant refuser le chemin tout tracé qu'elle lui proposait, la mère se désespère. Pourtant, plus tard, c'est cette relation frustrée qui va permettre aux deux femmes de connaître leur seul moment de complicité, alors que la mère, dont la folie a empiré, connaît une phase de calme. Elles vont alors furtivement discuter de cette relation, de l'amour qui en est né, et, implicitement,, de l'aventure de la mère. Cette scène correspond à la fois au seul moment où la fille réussit à avoir un peu de complicité avec cette mère qu'elle aime mais qui a toujours été absorbée par le fils aîné, un fils prodigue, mais elle est aussi celle du détachement définitif à son égard: plus jamais elle ne pourra ressentir rien pour elle, comme si ces quelques instants d'intense communion lui avaient suffit pour se débarrasser de ce personnage ambigu, oppressant mais jamais « présent ».
Il faut re-situer cette aventure amoureuse dans le contexte familial si particulier qui entoure la narratrice. Née d'une mère qui a sombré dans la folie, et qui n'a d'yeux que pour son fils aîné, elle souffre beaucoup de la présence tutélaire de ce dernier, le frère imposant avec excès sa posture paternelle à toute la famille. Tyran, il comprends la folie de sa mère et sait comment la manipuler, lui tirer le moindre souffle de vie et d'argent: la mère en est presque à prostituer la fille pour alimenter les pêchés de son fils, et l'ambiguïté littérairement suggérée de la relation entre le Chinois et la narratrice semble montrer que Duras elle-même ne savait pas réellement ce qui la poussait dans les bras de l'asiatique, si sa propre volonté où le désespoir de sa mère.
Il a souvent été dit que dans ce roman Marguerite Duras acceptait enfin d'affronter la réalité autrement que par la suggestion et les non-dits, qu'elle osait porter son regard sur son passé sans pudeur. Pourtant, il existe un non-dit de taille qui pèse sur l'ensemble du roman: les noms des protagonistes. Nous ne connaîtrons jamais les noms du frère aîné, de la mère ou encore du « Chinois ». Volonté de mise à distance? Refus de réécrire son passé par l'invention de nouveaux noms? Si l'existence du père n'est même pas suggérée, il y a pourtant un personnage masculin qui, par son absence continuelle, par sa disparition soudaine, prend une importance particulière: il s'agit du frère cadet, Paulo. Se maintenant aux marges du roman, dans les coins des pages, il est pourtant le soutient le plus important de l'auteur dans sa découverte de la vie. Discret, malingre et peut-être atteint de débilité, il semble bénéficier d'une sensibilité particulière, ou tout du moins d'une connexion particulière avec sa soeur: ainsi, alors qu'elle se fait battre, il ne peux que gémir, sans s'exprimer, sans comprendre, alors que le frère se régale des cris de souffrance de sa soeur, en attends plus (« il sait que la petite est nue, et frappée, il voudrait que ça dure encore et encore jusqu'au danger », page 74). Pourtant, la protagoniste sens sa présence, la comprends, s'appuie dessus: grâce à la peur du cadet, la mère laisse passer sa rage.
Paulo, ce frère qui ne parle pas, n'interviens pas, n'apparaît que dans les moments les plus durs, est le seul à être nommé. Paulo l'impuissant, celui qui rage de voir son aîné imposer le mal, celui dont le coeur d'enfant ne suffit pas à équilibrer l'environnement malsain dans lequel baigne la narratrice. Paulo l'aîné de deux ans, mais qui recherche la protection de la narratrice, son amour, sa compréhension. Paulo qui est omniprésent mais dont l'action se réduit à crier, jouer et mourir: il n'existe que parce qu'il n'a pas été, parce qu'il aurait pu être. Il est l'alter-ego, le miroir des souffrances de l'auteur, de sa passivité. Tout comme Hélène Lagonelle, son autre amour, il quittera Duras trop tôt, l'abandonnera à sa solitude et à ses perspectives condamnées. Tout comme Hélène Lagonelle, sa disparition sonne le glas d'une période de sa vie, lui retirera toute raison d'être et la forcera à partir. Tout comme de la part Hélène Lagonelle, son réconfort ne vient pas des mots, mais de cette certitude qu'ils sont maintenant superflus, que l'on peut s'en passer. Le départ de Lagonelle préfigure certainement celui du frère, et avec lui la disparition de tout espoir pour Duras: ils étaient à l'origine des seules respirations qu'elle pouvait se permettre (Paulo l'aide à s'évader en esprits, Lagonelle lui offre le fantasme), et tous deux partent en laissant une relation inachevée, frustrée. Mais contrairement à H.L, qui est mise à distance par l'initialisation de son nom, Paulo ne part jamais réellement, car son départ est inacceptable, incompréhensible. Son absence devient omniprésence, obsession.
Le statut de la relation entre Duras et le Chinois est très ambigu tout au long du roman. S'il semble évident que la volonté de la narratrice est de braver les interdits et de vivre sa relation pleinement envers et contre tous, elle ne peut éviter certains écueils: même lorsqu'elle croit agir envers la parole maternelle en ayant une relation amoureuse et non intéressée, Duras ne fait que reproduire son même schéma d'action. Mais c'est surtout vis-à-vis de son frère qu'elle ne réussit à rompre la relation sado-masochiste et quasi-incestueuse qu'il lui impose. Ce blocage est magnifiquement montré page 68, alors que le frère se refuse une fois de plus à adresser la parole à l'amant qui les nourrit. Duras écrit à propos de ces soirées interminables: « Avec mon amant aussi je danse. Je ne danse jamais avec mon frère aîné, je n'ai jamais dansé avec lui. Toujours empêchée par l'appréhension troublante d'un danger, celui de cet attrait maléfique qu'il exerce sur tous, celui du rapprochement de nos corps ». Même en présence de son amant, la narratrice semble incapable de se débarrasser d'une attraction irréfrénable envers celui qu'elle ne devrait que détester. Cet empire est peut-être la cause de cette impossibilité qu'aura Marguerite Duras d'aimer complètement son amant avant de l'avoir quitté.
Comment conclure ce qui se veut un essai critique de l'une des oeuvres les plus riches de la littérature contemporaine? Il nous serait impossible de commenter tous les aspects du roman de Marguerite Duras, même brièvement. En tentant de brosser un tableau rapide des relations de la narratrice avec sa famille, un constat s'impose: cette dernière, bien loin d'être l'appui nécessaire à la formation psychique de l'adolescente, n'a cessé d'être un handicap, un boulet dont il faudra des décennies à la narratrice pour s'en débarrasser. Le poids de ces personnes paradoxalement chéries est si lourd qu'il en devient impossible pour Marguerite de s'investir pleinement dans une relation extra-familiale sans que celle-ci ne soit reliée d'une quelconque manière à la volonté matriarcale. Cependant, au fil du roman, la narratrice mûrit lentement, prend du recul, attends. Car elle a compris qu'il ne s'agissait que d'une question de temps, et que tôt ou tard elle serait amenée à s'envoler.
Lorsque le moment arrive, son seul levier d'action va se situer dans la passivité, dans l'imposition de cette passivité qu'elle n'a elle-même pas choisi: alors que le Chinois de Cholen se propose d'insister auprès de son père, de tenter une dernière folie, Marguerite Duras le fait taire, lui demande d'accepter le fatal destin, avec la tranquillité de celle qui en a déjà trop vu. Le Chinois de Choeln acquiesce, contraint par le regard, la trahison que vient de faire Marguerite à sa famille: non seulement elle a cessé d'obéir à leurs ordres, mais elle décide d'aller sciemment contre leurs intérêts, en renonçant d'elle-même à un parti fortuné. Qu'importe si elle n'avait pas vraiment le choix, c'est en assumant cette décision que Marguerite peut se dire émancipée à jamais de la tutelle famililale.
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